Pour en finir avec le jugement esthétique

La censure d’un·e artiste, rarement justifiable est toujours instructive. En la matière, ce qu’il s’est passé au Musée Picasso de Paris le 21 octobre dernier semble avoir quelque chose à nous dire.

AntiGonna

Paris, 2023 · © Joseph Paris

La grande messe de l’art contemporain, Art Basel, organisait une série de « conversations » entre des artistes, des commissaires d’exposition et des historiens de l’art. L’une d’elles, intitulée « L’art en temps de guerre et de nationalisme » était articulée autour de la figure d’Antonin Artaud. AntiGonna, l’artiste ukrainienne invitée à la conversation, qui a flairé dès le début l’ambiguïté de cette invitation, me dit avoir précisé d’emblée aux organisateurs : « Mais vous savez que je suis nationaliste moi ? ».

Comment ne pas l’être dans son cas. Même Maksym Butkevych, figure anarchiste, anti-militariste et pacifiste en Ukraine, infatigable militant des droits de l’homme, défenseur inconditionnel des réfugiés et partenaire de l’ONG russe Mémorial avec laquelle il a aidé de nombreux citoyens russes a obtenir l’asile, même lui, fin connaisseur et analyste des discours de haine xénophobe, a du se sentir suffisamment nationaliste après le début de l’invasion russe de 2022 pour s’engager dans les Forces Armées Ukrainiennes. Il a d’ailleurs été capturé plus tard par les Russes, exhibé sur les chaines d’État comme « néo-nazi » avant d’être condamné à 13 ans de colonie à régime strict, ce qui dit bien la nature du régime qu’il a combattu.

Finalement la conférence n’a rien dit sur le nationalisme et très peu sur la guerre. De même, il aura été impossible de se faire la moindre idée du travail de l’artiste invitée puisqu’il n’a été montré de ses créations vidéo que des extraits de quatre secondes maximum. Avec une bonne dose de crédulité on pourrait croire à un problème technique mais aucune difficulté n’est pourtant apparue pour projeter vingt bonnes minutes du travail d’un autre artiste. Si, encore, les portions de quatre secondes montraient l’essence même de sa création, ce serait déjà ça de pris et une invitation à la découvrir davantage mais l’impression qui persiste c’est plutôt qu’il a été montré au contraire les parts les moins significatives de ses films.

On peut imaginer que la nudité frontale et la mise en scène de la violence qui caractérisent sa démarche artistique n’est probablement pas du meilleur goût pour la respectabilité du musée Picasso, qui a d’ailleurs accueilli en solution de secours l’événement initialement prévu au centre Pompidou, mais nous ne savons pas d’où vient la décision de censurer son travail. L’artiste m’assure que la modératrice du panel s’est dite sincèrement désolée et que le spécialiste d’Antonin Artaud s’y est répétitivement opposé. Il est vrai qu’il aurait été étonnant de voir des films « horror porn » en plein samedi après-midi dans ce musée national au cœur du Marais, mais pourquoi inviter l'artiste si c’est pour lui infliger sous ses yeux la censure de son travail ?

L’inconséquence étant un risque qui n’effraie manifestement plus personne c’est toutefois dans ce même événement que furent introduit des extraits (plus longs) de la pièce d’Artaud « Pour en finir avec le jugement de Dieu » en rappelant sa pertinence par la censure dont elle avait fait l’objet en son temps. La liberté d’expression n’étant en effet jamais mieux défendue qu’en l’exerçant aussi souvent que possible il est souvent judicieux, pour peu que la sincérité de l’artiste ne soit pas contestable, de faire exister ce que la censure a voulu dissimuler.

Parlons donc d’AntiGonna, née en 1986 à Vinnytsia, en Ukraine, qui est cinéaste, actrice et mannequin trash. Elle aborde les thèmes de la peur, de la violence, de la mort et de la sexualité à travers l’art vidéo, le cinéma expérimental et la photographie. Singulièrement, l’une de ses œuvres, Knife in Vagina, qu’il était prévu de montrer lors de cette conférence, a déjà fait l’objet d’une cabale médiatique orchestrée par l’extrême-droite en Pologne, poussant le ministère de la culture a exiger que son logo soit retiré des supports visuels de l’exposition. Un mois après l’affaire, l’extrême-droite nationaliste manifestait toujours devant la galerie.

Autant dire que l’intention initiale de la conférence d’en présenter des photographies était certainement pertinente au regard de son énoncé puisque celles-ci abordent frontalement la question de l’art en temps de guerre et le moins que l’on puisse constater c’est ce que leur réception secoue le thème du nationalisme.

Pour ma part je ne peux m’empêcher de remarquer que les images ukrainiennes mettant en scène une nudité radicalement distincte de toute volonté de séduction, telles celles des Femen il y a dix ans, n’ont pas finit de bousculer nos faux-semblants, mais pour espérer les comprendre il faut en finir avec le jugement esthétique.

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